L’entrée de Georges Eekhoud sur la scène littéraire croise une période particulièrement décisive de l’histoire du jeune État belge. Les années 1880 sont traversées par un mouvement concerté de renaissance culturelle qui veut parvenir à une synthèse des différentes réalités littéraires formant la nation et dessiner entre autres l’identité d’un pays bilingue – en réalité diglossique – et multiculturel. La littérature de la Belgique indépendante est cependant une entité hybride: francophone mais flamandophile à ses débuts, elle s’exprime en français mais décline des thèmes principalement flamands pour se démarquer de la France, illustrant déjà un métissage culturel que les évolutions historiques et sociales vont périodiquement remettre en discussion. C’est sur ce fond culturel fluctuant et composite que Georges Eekhoud, auteur flamand d’expression française et écrivain en vue de la Jeune Belgique, se fait initialement le porte-parole de cette «âme belge» qu’Edmond Picard brandit comme l’étendard d’un projet unioniste devant concilier les tempéraments latin et germanique du pays et en définir l’identité plurilinguistique et multiculturelle. Eekhoud plaide en faveur d’une pluralité qu’il considère comme une richesse et sa propre construction identitaire essaie de réaliser la coexistence des diversités et parfois même des dichotomies qui la caractérisent. Écrivant en français, la langue de son éducation, Eekhoud parle le dialecte de la Flandre dont il est originaire et regrettera vers la fin de sa vie de ne pas savoir s’exprimer en néerlandais. Son œuvre défend la culture flamande minorisée dans le contexte belge, aussi ses romans et ses nouvelles ont-ils pour cadre la Campine, sa terre d’élection, et pour thème la marginalité qui n’est pas seulement sociale, mais aussi sexuelle et politique. Réfractaires, incompris, parias, dévoyés, voyous, criminels, homosexuels et anarchistes, ses personnages sont la projection d’un processus identitaire en construction auquel l’œuvre est chargée de conférer une sorte de légitimité. Du scandale de son roman Escal-Vigor (1899), mettant en scène pour la première fois des amours homosexuelles que lui-même vit dans la clandestinité, à sa participation au réseau anarchique européen, Eekhoud fait de son œuvre, de ses prises de position et de ses métadiscours légitimateurs l’expression des tendances les plus libertaires et d’un syncrétisme dont il peine parfois à démontrer la cohérence. Il se distingue en tentant de réaliser l’équilibre entre sa francophonie linguistique et une germanophilie culturelle, qui va d’ailleurs le rendre suspect lors de la première guerre mondiale aux yeux de ses compatriotes. Eekhoud se sent lui-même un paria dans le panorama littéraire de la Belgique et, malgré son activité de médiateur culturel, il finit par se marginaliser et par se rapprocher toujours plus de la culture germanique et des cercles anarchiques. L’entre-deux qu’il promeut en fait un incompris, ce qui explique le peu d’aura que lui a réservé dans le temps la critique et la diffusion internationale manquée de son œuvre.

La construction identitaire de Georges Eekhoud au confluent des métissages et des marginalités

Federica D'Ascenzo
2022-01-01

Abstract

L’entrée de Georges Eekhoud sur la scène littéraire croise une période particulièrement décisive de l’histoire du jeune État belge. Les années 1880 sont traversées par un mouvement concerté de renaissance culturelle qui veut parvenir à une synthèse des différentes réalités littéraires formant la nation et dessiner entre autres l’identité d’un pays bilingue – en réalité diglossique – et multiculturel. La littérature de la Belgique indépendante est cependant une entité hybride: francophone mais flamandophile à ses débuts, elle s’exprime en français mais décline des thèmes principalement flamands pour se démarquer de la France, illustrant déjà un métissage culturel que les évolutions historiques et sociales vont périodiquement remettre en discussion. C’est sur ce fond culturel fluctuant et composite que Georges Eekhoud, auteur flamand d’expression française et écrivain en vue de la Jeune Belgique, se fait initialement le porte-parole de cette «âme belge» qu’Edmond Picard brandit comme l’étendard d’un projet unioniste devant concilier les tempéraments latin et germanique du pays et en définir l’identité plurilinguistique et multiculturelle. Eekhoud plaide en faveur d’une pluralité qu’il considère comme une richesse et sa propre construction identitaire essaie de réaliser la coexistence des diversités et parfois même des dichotomies qui la caractérisent. Écrivant en français, la langue de son éducation, Eekhoud parle le dialecte de la Flandre dont il est originaire et regrettera vers la fin de sa vie de ne pas savoir s’exprimer en néerlandais. Son œuvre défend la culture flamande minorisée dans le contexte belge, aussi ses romans et ses nouvelles ont-ils pour cadre la Campine, sa terre d’élection, et pour thème la marginalité qui n’est pas seulement sociale, mais aussi sexuelle et politique. Réfractaires, incompris, parias, dévoyés, voyous, criminels, homosexuels et anarchistes, ses personnages sont la projection d’un processus identitaire en construction auquel l’œuvre est chargée de conférer une sorte de légitimité. Du scandale de son roman Escal-Vigor (1899), mettant en scène pour la première fois des amours homosexuelles que lui-même vit dans la clandestinité, à sa participation au réseau anarchique européen, Eekhoud fait de son œuvre, de ses prises de position et de ses métadiscours légitimateurs l’expression des tendances les plus libertaires et d’un syncrétisme dont il peine parfois à démontrer la cohérence. Il se distingue en tentant de réaliser l’équilibre entre sa francophonie linguistique et une germanophilie culturelle, qui va d’ailleurs le rendre suspect lors de la première guerre mondiale aux yeux de ses compatriotes. Eekhoud se sent lui-même un paria dans le panorama littéraire de la Belgique et, malgré son activité de médiateur culturel, il finit par se marginaliser et par se rapprocher toujours plus de la culture germanique et des cercles anarchiques. L’entre-deux qu’il promeut en fait un incompris, ce qui explique le peu d’aura que lui a réservé dans le temps la critique et la diffusion internationale manquée de son œuvre.
2022
9788857594774
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Utilizza questo identificativo per citare o creare un link a questo documento: https://hdl.handle.net/11564/796313
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